Nous sommes en 2010. Sur une terre surpeuplée qui se gave de lois eugéniques pour tenter de maîtriser l'avenir, Norman et Donald vivent en colocation à New York. Une ville de 30 millions d'habitants entièrement recouverte d'un dôme translucide. La technologie y est omniprésente. La publicité aussi. Le terrorisme et les émeutes également. Norman House est responsable RH chez General Technics, la plus grosse société américaine de technologie. Donald Hogan est étudiant. Mais également membre des services secrets.
Publié en 1968, « Tous à Zanzibar » est un roman clé dans l'oeuvre de John Brunner. Il est souvent considéré comme un classique incontournable de la science-fiction.
Deux choses frappent à la lecture de ce long ouvrage.
Tout d'abord sa construction atypique : on découvre un récit organisé sous la forme d'une alternance de quatre types de chapitres très différents :
- « Contexte » donne des éléments de présentation du monde imaginé par Brunner ;
- « Le monde en marche », très original, est constitué de petits éléments, instantanés ou vignettes, bouts de phrases, très peu structurés mais qui participent à restituer l’ambiance un peu folle de ce roman ;
- « Jalons et portraits » permet de faire la connaissance de personnages secondaires et de leur histoire ;
- « Continuité » enfin, est le récit principal du roman, autour des deux personnages principaux, Norman et Donald.
Ce récit déconstruit est d’une grande originalité, mais il peut déstabiliser quand on commence la lecture du roman. Il faut quelques pages pour s’y adapter et en apprécier les apports.
La seconde chose qui frappe dans « Tous à Zanzibar », c’est que le monde de 2010 créé par Brunner à la fin des années 60 ressemble furieusement... à notre époque ! Quelques thèmes me viennent à l'esprit :
- la surpopulation et les problématiques liées à l'eugénisme...
- le racisme, le terrorisme et le sentiment parfois injustifié des populations vis à vis de l'insécurité, les tueries de masse aux USA...
- l'omniprésence de la technologie comme les wearables, la dépendance vis à vis des IA...
- l'omniprésence de la publicité dans les médias, la disparition de la presse écrite, la disparition de la sphère privée...
- la disparition dans les villes des moteurs thermiques, trop polluants ; la chute de l'industrie automobile et la transformation de Detroit en ville "fantôme"...
- le rapport de force entre les USA et la Chine, qui remplace en quelque sorte le bloc soviétique
- la puissance économique des grandes sociétés américaines technologiques, telle que la plus grande d'entre elles est en capacité "d'acheter" un pays d'Afrique.
"Dans ce pays de quatre cents millions d’habitants, on comptait deux ou trois amochages par jour, et pourtant, les gens commençaient à faire comme s’ils ne pouvaient pas passer le coin de la rue sans être attaqués."
Bien sûr, l'écriture datant de 1968 entraîne quelques errements technologiques1 un peu "baroques" qui ne sont pas sans rappeler l'oeuvre de Philip K. Dick2 de la même époque.
Mais dans l'ensemble, John Brunner fait mouche avec cette vision du futur. On est ici en présence d'une science-fiction aux limites de la clairvoyance !
Si « Tous à Zanzibar » brille sur la forme et sur le fond dans son évocation du monde de 2010, je suis plus réservé concernant l'intrigue principale et ses protagonistes.
Simples colocataires au début du roman, Norman et Donald vont rapidement suivre deux chemins séparés. L'un vers l’Afrique, l'autre en Asie. Avec un point commun cependant : leurs destinées auront de fortes retombées internationales, car impliquées dans de vastes enjeux politiques, militaires et économiques.
Le problème, c'est que la construction du roman, toute en ruptures, rend difficile l'attachement à l'histoire et aux personnages, qui manquent tout de même d’épaisseur et d’approfondissement.
Cela ne rend pas pour autant la lecture ennuyeuse, mais il ne faut pas s’attendre à une intrigue haletante digne d'un « page-turner » moderne. Et puis de toute façon, Brunner lui-même qualifiait cette œuvre de "non-roman".
Concernant la version française du roman, je me dois de signaler l'excellente qualité de la traduction française effectuée par Didier Pemerle. Car "Tous à Zanzibar" c'est aussi un vocabulaire très particulier à base de nombreux mots composés inventés qui sont souvent délirants. Cette version française sonne très juste3.
Mention spéciale également pour la longue préface de Gérard Klein qui s'interroge sur la frontière qui existe entre la science-fiction et la prospective.
Au bout du compte, est-ce que je recommande la lecture de « Tous à Zanzibar » ? Très certainement ! C’est un formidable exercice d’anticipation et sans l’ombre d’un doute un jalon fondateur dans l'histoire de la science-fiction.
"A part ça, je m'en moque comme d'une fiente de baleine."
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L'encyclopédie parlante de John Brunner fait un peu désuète face à notre Wikipédia ! Et que dire du télétype ?! ↩︎
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Je trouve dans « Tous à Zanzibar » des similitudes avec la période "60's" de Dick. Comme la mention du "Yi-king", qui fait inévitablement penser au "Maître du Haut Château". ↩︎
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Je vous invite à lire à ce sujet cet interview de Didier Pemerle. ↩︎